Archives de Tag: Jean-Jacques Lartigue

Jacques Viger, 1787-1858

Un texte de LÉO BEAUDOIN accompagné d’archives de la Ville de Montréal

Jacques Viger,  [18-], BM1,S5,P2202

Au mur de l’hôtel de ville de Montréal sur la place Vauquelin, une plaque rappelle la mémoire du premier maire de la ville, Jacques Viger. Outre cet honneur à son palmarès, il faut ajouter à la gloire de ce personnage qu’il fut journaliste, fonctionnaire, arpenteur-géomètre, officier de milice, propriétaire foncier, érudit, collectionneur, archiviste, héraldiste, mémorialiste, fondateur de la Société historique de Montréal et, peut-être, premier président de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal. « Personnage énigmatique et déroutant », selon l’historien Fernand Ouellet, Jacques Viger demeure, dans notre histoire, un intellectuel touche-à-tout, une personnalité dont la diversité des intérêts et l’ampleur des activités le rangent parmi ceux dont on dit qu’ils sortent nettement de l’ordinaire1.

 Un bourgeois montréalais

 L’ancêtre canadien de cette famille, Dizier ou Désiré Viger, arrive en Nouvelle-France en 1665 et s’initie au métier de défricheur auprès des sulpiciens de Montréal. Après deux ans d’apprentissage, il se fait concéder une terre dans la seigneurie de Boucherville, s’y marie et y élève une famille2. Un siècle plus tard, à la Conquête, trois de ses arrière-petits-fils sont établis à Montréal : Louis, forgeron, Denis, charpentier et Jacques, le père de notre personnage, cordonnier. En substituant le capitalisme naissant à l’absolutisme de la royauté française, le régime britannique favorisa l’émergence d’une nouvelle classe sociale dans le pays conquis. Débrouillards et audacieux, les trois frères Viger se glissèrent par cette ouverture : d’artisans, ils se firent entrepreneurs et commerçants. Jacques, pour sa part, étendit ses activités au commerce des cuirs ainsi qu’à la fabrication et l’exportation de la potasse. Tous trois contribuèrent donc à former la bourgeoisie canadienne-française.

Pétition de citoyens de la rue Bonsecours concernant la construction d'un canal. - 22 septembre 1837, VM35,1837-5-2 Au sein de cette nouvelle classe sociale, des liens se tissèrent par le jeu des alliances matrimoniales et des relations d’affaires. C’est ainsi que les Viger, les Cherrier, les Papineau et les Lartigues, par exemple, formèrent un clan serré. À la deuxième génération, Denis-Benjamin Viger, Louis-Michel Viger, Louis-Joseph Papineau et Jean-Jacques Lartigues sont tous cousins germains. Jacques Viger fils, sans lien consanguin avec les Papineau et les Cherrier mais filleul de Joseph Papineau, considérera toujours ce dernier comme son oncle et les enfants de celui-ci comme des cousins3.

Croquis montrant la propriété Jacques Viger sur la rue Bonsecours, 20 avril 1942, VM6,S10,D026.1-2Jacques Viger père demeurait sur la rue Bonsecours, le quartier chic de la ville, quand naquit son fils, également prénommé Jacques, le 7 mai 1787. Propriétaire foncier aisé, il possédait notamment des immeubles sur la rue Saint-Paul, des terres à la Côte-Saint-Antoine (aujourd’hui Westmount) et avait accédé à la petite noblesse canadienne par l’acquisition de l’arrière-fief Saint-Jean, dans la seigneurie de Boucherville. Jacques fils fut le quatorzième enfant et seul survivant de cette famille. À l’âge de huit ans, on l’inscrivit au collège Saint-Raphaël, aménagé depuis 1773 par les sulpiciens dans le château de Vaudreuil, sur la rue Saint-Paul, en bordure de l’actuelle place Jacques-Cartier. Il compléta le cycle du cours classique et poursuivit sa formation en dilettante4. À la mort de son père, en 1798, il avait hérité du titre de seigneur de l’arrière-fief Saint-Jean ; après le décès de sa mère, en 1813, il résidera sur la rue Bonsecours, en face de la résidence de Louis-Joseph.Papineau.

Observations en amélioration des lois des chemins telles qu'en force dans le Bas-Canada en 1825 par Jacques Viger, 1840, VM6,V.1810.A-2En novembre 1808, il épouse Marguerite de La Corne. Il a 21 ans, elle en a 33, est veuve et mère de quatre enfants. La même année et pour une période de six mois, Viger est rédacteur au journal Le Canadien, à Québec. De retour à Montréal, il occupe son temps à la recherche et à l’écriture. Il publie notamment une édition bilingue de La Mort de Louis XVI, par l’abbé Edgeworth de Firmont, qui avait assisté le roi Louis XVI à l’échafaud. On a dit de ce livre qu’il contribua fortement à faire détester au Canada les révolutionnaires français5. Il accumule également, sur le parler de ses contemporains, un ensemble de notes qui lui font une réputation de lexicologue avant la lettre6. Admirateur inconditionnel de son parrain, Joseph Papineau et ami de Louis-Joseph, il suit avec avidité l’évolution de la situation politique. En 1812, durant la tentative d’invasion du Canada par les Américains, il s’enrôle comme capitaine dans le régiment des Voltigeurs canadiens. Cette expérience militaire lui laissera un profond sentiment de fierté toute sa vie durant7. À la fin de cette guerre, il est nommé «inspecteur des chemins, ruelles et ponts de la cité et des paroisses de Montréal»8. On procède alors à la démolition des vieilles fortifications. Il trace un plan détaillé de la ville, rédige des rapports et des procès-verbaux, répare les rues, en ouvre de nouvelles. En 1825, avec le notaire Louis Guy, il est chargé du recensement dans le comté de Montréal9. Il est aussi régulièrement nommé officier-rapporteur aux élections. Il occupe ses loisirs à dessiner des aquarelles d’immeubles et de sites de l’île de Montréal8. Denis-Benjamin Viger et Louis-Joseph Papineau, ses cousins, le consultent sur maints projets de loi. Ces diverses responsabilités en font une personnalité incontournable à Montréal. Son salon « fut fréquenté par tout ce que le Canada avait d’hommes et de femmes les plus distingués et des étrangers qui visitaient le pays », affirme Amédée Papineau10Procès-verbal du premier conseil de ville de Montréal, Juin 1833, VM35,S1,D10

En 1832, Londres accordait à Montréal une charte de municipalité qui prendrait effet l’année suivante11. La ville fut divisée en huit districts électoraux, chacun doté de deux échevins (conseillers municipaux), le maire étant choisi par ses pairs, dans ce corps électoral, pour un mandat d’un an.  En juin 1833, Jacques Viger était élu à l’échevinage, puis désigné à la mairie par ses collègues. Féru d’héraldique, il se chargea immédiatement de dessiner des armoiries que la ville arbore toujours, à quelques détails près. Cumulant les fonctions de maire et d’inspecteur des chemins, il s’activa particulièrement à l’assainissement des faubourgs où sévissaient le choléra et le typhus. Il fut réélu maire en 1834 et en 1835. En 1836, à la veille des Troubles de 1837-1838, le gouverneur Gosford refusa de renouveler la charte et remit l’administration municipale entre les mains des juges de paix.

 Premières armoiries de Montréal (image tirée de l'album Souvenirs canadiens ,  [183-],  BM99,S1,D1Écarté de sa charge d’inspecteur en 1840, il occupa les 18 dernières années de sa vie à la recherche, à la collection de documents et d’antiquités ainsi qu’à l’écriture. Sous le titre Ma Saberdache (ma sacoche), il a réuni dans 43 cahiers des écrits de toutes sortes. Il a également laissé un volumineux album de portraits, tableaux, dessins, etc., intitulé Souvenirs Canadiens. Vers la fin de sa vie, il fut nommé commissaire, chargé de l’érection des paroisses et de la construction des églises. Il fut aussi l’un des commissaires chargés d’enquêter sur les pertes subies durant la rébellion. Sa réputation d’archiviste, d’érudit et de collectionneur lui valut une volumineuse correspondance et des demandes de renseignements d’un peu partout12.

 Personnalité déroutante et attachante

 Amédée Papineau a décrit Jacques Viger en ces termes : «C’était l’homme le plus laid, le plus excentrique, le plus aimable et gai que j’aie connu (…) Il avait de gros yeux sortant de tête qui faisaient peur»13. Aimable et boute-en-train, d’une verve intarissable, il était renseigné sur tout et sur chacun. Il était renommé pour ses calembours et poussait volontiers sa chanson aux repas et aux réunions. Ainsi a-t-on retenu celle qu’il chanta, le 24 juin 1834, au banquet de la première célébration de la Saint-Jean-Baptiste, qu’il présidait en sa qualité de maire de Montréal et à l’invitation de son ami Ludger Duvernay14.

Lettre de Jacques Viger concernant l'échange de renseignements historiques, 12 décembre 1854, BM7,C26,41079 Comme beaucoup des bourgeois de son temps, il a flirté avec les idées voltairiennes, mais il s’est ravisé sous l’influence de son épouse, Marguerite15. Il fut un ami et confident de Mgr Jacques Lartigues et de son successeur, Mgr Ignace Bourget. Ce dernier lui accorda sa confiance au point de lui confier des démarches délicates auprès des autorités civiles. Il le recommanda, mais sans succès, au poste de surintendant de l’Instruction publique. Dans la querelle qui opposa l’Institut canadien aux autorités religieuses, Viger se rangea du côté de ces dernières. On le trouve à la fondation du Cabinet de lecture, mis sur pied par les sulpiciens, dans le but de faire contrepoids à l’Institut canadien, accusé de propager des livres condamnés par l’Église. Érudit particulièrement reconnu pour ses connaissances en histoire, il entretenait une conception traditionnelle de la science historique, au moment où celle-ci n’était qu’à l’état embryonnaire. F.-X. Garneau, par exemple, avait scandalisé les milieux bien-pensants avec la publication de son Histoire du Canada français, qui mettait à jour des querelles dans les milieux ecclésiastiques. Jacques Viger le blâme sans équivoque dans une lettre à un curé de ses amis:«(Garneau) a voulu écrire une histoire philosophique, dans le goût des Quinet, des Michelet, des Proud’hon, voire même des Lamartine, etc. et non pas dans le goût encore si respectable de la majorité de ses compatriotes»16. Ami du père Félix Martin, s.j., fondateur du Collège Sainte-Marie, qui voyait dans cette institution naissante le noyau d’une future université, Jacques Viger a-t-il concocté avec lui le projet d’une société d’histoire ? Le religieux n’était pas présent, le 11 avril 1858, à l’assemblée de fondation de la Société historique de Montréal, mais en deviendra membre à la réunion du 23 juillet suivant. Fait significatif, à l’assemblée de fondation de la Société historique, Viger était accompagné de trois membres du Cabinet de lecture, qui l’élirent, comme allant de soi, à la présidence du nouvel organisme. La jeune société se propose de « rétablir l’histoire dans toute sa pureté », de « travailler à dissiper les erreurs au moyen de documents authentiques 17.» Toujours féru de l’art héraldique, Viger dota la Société d’armoiries et d’une devise (Rien n’est beau que le vrai), comme il l’avait fait à la mairie de Montréal.

Album Viger-Duncan, 1853, BM99,S1,D2 Considérés par les Papineau comme faisant partie de la famille, Jacques Viger, son épouse et les enfants de celle-ci ont entretenu d’étroites relations avec leurs voisins d’en face. «Sa provision d’anecdotes et sa perpétuelle bonne humeur délassent Louis-Joseph Papineau … C’est chez cet archiviste gai que Julie Papineau, quand son mari est en session à Québec, aime à faire sa partie de whist»18. Cette amitié devait toutefois subir une parenthèse à l’occasion de la rébellion de 1837-1838. Jacques Viger est sympathique aux revendications des patriotes. Il appuie Duvernay, quand celui-ci est emprisonné, en 1836, mais il refuse, comme beaucoup d’autres, de se laisser entraîner dans la révolte armée. Il se rangera parmi ceux que l’on appellera les nationalistes modérés. Louis-Joseph Papineau ne lui en conservera pas rancune, mais il n’évitera pas les sarcasmes de Julie Papineau et la rancœur de son fils Amédée19. Le temps devait toutefois faire oublier ces différends et ramener les bons rapports de jadis, comme en fait foi une lettre d’Amédée à son père peu avant le décès de Viger.

Jacques Viger, [19-], VM6,S10,D026.1-3 Il décédait le 12 décembre 1858, après une brève maladie. Le procès verbal de la réunion du 14 janvier 1859 des membres de la Société historique lui rend cet hommage: «Résolu que cette société regrette profondément la perte de son illustre et vénéré Président, M. le commandeur Viger; érudit profond, désirant avec passion la gloire et le bonheur de son pays et travaillant constamment à faire sortir d’un injuste oubli des noms et des faits héroïques bien honorables pour notre histoire, il était aussi l’ami sincère de nos institutions religieuses… La Société historique de Montréal perd en lui un père, un protecteur dont le nom seul était pour elle une puissante recommandation»20. Cet hommage dépeint celui dont on a écrit qu’il avait été choisi à la mairie, parce que «fort estimé de ses contemporains, il représente la probité et l’honnêteté»21. Détail étonnant chez un homme minutieux et un érudit rigoureux : mort intestat et endetté, le règlement de sa succession révéla un sérieux imbroglio22. Deux ans avant sa mort, il avait été décoré, avec une joie qu’il ne chercha pas à dissimuler, Commandeur de l’Ordre pontifical de Saint-Grégoire-le-Grand. Faisant appel, une fois de plus, à son talent de dessinateur et à ses connaissances en héraldique, il se dota de nouvelles armoiries.

LÉO BEAUDOIN

_____________

Texte revu et corrigé d’un article publié dans la parution d’avril-mai 2001 du journal Le Vieux-Montréal, sous le titre Qui se souvient de Jacques Viger ?

Notes et références:

  1. Jean-Claude Robert. Viger, Jacques. Dictionnaire biographique du Canada en ligne.
  2. Léo Beaudoin et Renée Blanchet. Jacques Viger. Une biographie. Suivie de Lettres de Jacques et de Marguerite. 1808-1813. Montréal, VLB éditeur, 2009, p. 9.
  3. Amédée Papineau. Souvenirs de jeunesse (1822 – 1837). Texte établi avec introduction et notes par Georges Aubin. Sillery, Septentrion, 1998, p. 41.
  4. Léo Beaudoin et Renée Blanchet. Op. cit., p. 13.
  5. François-Xavier Grondin. Op. cit., p. 10. Marguerite de La Corne lui a donné trois enfants, tous morts en bas âge.
  6. Léo Beaudoin et Renée Blanchet. Op. cit., p. 40.
  7. Amédée Papineau. Op. cit., p. 43.
  8. Il remplaçait Louis Charland un arpenteur-géomètre décédé prématurément. Viger s’était lié d’amitié avec Charland, qui l’avait initié à sa profession et l’avait embauché comme assistant. Beaudoin & Blanchet, Op. cit., p. 61.
  9. Présenté en 1828, le rapport de ce recensement est aujourd’hui considéré comme « un document exceptionnel, résultat d’un travail colossal ». Beaudoin et Blanchet, Op. cit., p. 64.
  10. Ibidem, p. 45.
  11. Cette charte était également accordée à Québec et à Toronto (York). Montréal comptait alors quelque 30 000 habitants à majorité anglophones et avait été administrée jusque là par des juges de paix.
  12.  Jean-Claude Robert. Loc. cit.
  13. Amédée Papineau. Op. cit., p. 42, 43.  Amédée se remémore sans doute un Viger vieillard. Un portrait le présentant au début de la trentaine dans sa tenue de capitaine de la milice, conservé aux archives de l’Université de Montréal et reproduit dans Beaudoin & Blanchet (Op. cit., p. 50) n’a rien de l’épouvantail décrit par A. Papineau.
  14. La Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal situe sa fondation à cette date. C’est pour cette raison qu’elle honore Jacques Viger comme son premier président. Contestée par des historiens, la date de cette fondation serait plutôt le 9 juin 1843. Denis-Benjamin Viger fut alors élu président. (Beaudoin & Blanchet. Op. cit., p. 79).
  15. Amédée Papineau (Op. Cit., p. 44):«Jacques Viger devint un dévot, et finit par mourir avec l’étoile au cou de grand commandeur de l’Ordre de Saint-Grégoire-le-Grand, à lui envoyée par le bon pape si réactionnaire Pio Nono»  (Pie IX).
  16. Serge Gagnon. Le Québec et ses historiens de 1840 à 1920. Québec, les Presses de l’Université Laval, 1978, pp. 321, 322.
  17. Léo Beaudoin et Renée Blanchet. Op. cit., p. 101.
  18. Robert Rumilly. Papineau et son temps. Montréal, Fides, 1977, tome 1, p. 292.
  19. Amédée Papineau, Journal d’un fils de la Liberté, Montréal, Réédition Québec, tome 1, 1972, p. 34. Robert Rumilly. Op. cit., p. 393.
  20. Archives de la Société historique de Montréal. Procès verbal de la réunion du 14 janvier 1859.
  21. Claude -V. Marsolais et al. Histoire des maires de Montréal. Montréal, VLB éditeur, 1993, p. 19.
  22. Léo Beaudoin et Renée Blanchet. Op. cit., pp. 108 à 117.